Rooh Savar. June 22, 2019

Un jour, j’expliquais à une amie américaine tout ce que nous faisons chez SINGA pour rendre possible l’inclusion des personnes réfugiées dans la société. « Je veux bien moi aussi qu’on me mette en contact avec les Français. » a-t-elle réagi avec enthousiasme et une pointe de regret : « Cela fait maintenant neuf ans que j’habite en France, mais j’ai quasiment zéro ami français. » Elle travaille dans une grande société internationale, où elle est entourée par des personnes venues des quatre coins du monde. Ses collègues français ont déjà leurs amis, avec qui ils ont noué des liens d’amitié depuis la jeunesse ou même depuis l’enfance. Ils ont aussi leurs familles ici à Paris ou alors quelque part en France. Après le travail, comme tous les Français, ils coupent les ponts avec le monde professionnel en se précipitant retrouver leurs amis ou leurs familles. C’est la même chose quant aux week-ends ou pendant les vacances.

Mais elle, elle habite à Paris. Loin de sa famille et ses camarades de l’Université de Virginie, elle passe ses afterworks et ses weekends, soit dans son appartement, soit avec des amis chinois, marocains, australiens, hollandais, etc.

« Ma chère Jennifer ! toi aussi tu es une exilée » lui ai-je répondu.

Mon colocataire, Nicolas, est un Bordelais, un peu timide, installé à Paris depuis quatre ans. Trentenaire, il n’a pas réussi à se faire des amis dans sa vie parisienne. Pour changer d’air, il « descend dans le sud » voir ses amis et sa famille. Lui aussi m’a fait remarquer plusieurs fois qu’il aimerait bien être incubé dans un organisme comme SINGA, pourquoi pas dans un incubateur qui soutiendrait des « provinciaux » qui débarquent sur Paris, afin de pouvoir développer son projet de boutique de cigarette électronique. Il ne connaît personne dans l’écosystème entrepreneurial parisien. Or, sans avoir des appuis de son entourage, ce qu’on appelle le capital social, il est impossible de se lancer dans une aventure pareille.

Avec Jennifer et Nicolas, nous sommes tous d’accord : nous sommes tous plus ou moins des « migrants ». Et peu importe la raison pour laquelle nous décidons de migrer, en fin compte, nous nous retrouvons tous dans la même situation : potentiellement exclus de la société d’accueil.

Une nouvelle société en mobilité

Faut-il pleurer pour l’Américaine qui n’a pas d’amis français au bout de 9 ans passés dans la métropole ? Faut-il aussi se lamenter de la situation du Bordelais qui n’a pas pu se faire des amis 4 ans après son installation à Paris ? La réponse est Non !

En stigmatisant leurs situations, on ignore une réalité de plus en plus établie dans nos sociétés : l’homo sapiens n’a jamais autant été en mouvement. La mobilité sociale et démographique n’est plus un phénomène, mais une réalité établie. On nous parle de 70 millions de déplacés de forcé l’an dernier à travers du monde. Mais on parle peu des centaines de millions de personnes, qui chaque année se voient dans l’obligation de quitter leur foyer pour aller travailler ailleurs.

En disant tout cela, je n’ai absolument pas l’intention de minimiser les graves situations que vivent les déplacés de guerre, les migrants économiques ou climatiques. Au contraire, j’essaye de mettre en lumière une réalité plus large, dont les migrations politiques, économiques, et climatiques ne sont que des conséquences.

Deux phénomènes distincts génèrent conjointement des vagues de migrations de différente nature.

D’une part, les transformations rapides et parfois violentes. Quand la démographie d’une société explose, quand la situation climatique d’une région dépasse le seuil de tolérance humaine, quand une crise économique s’abat sur une population qui n’a rien demandé, ou lorsqu’une guerre se déclenche dans un pays, il ne reste pas beaucoup de choix à celles et ceux dont la survie en danger.

D’autre part, avec le développement des moyens de communication et de transport, la migration est plus aisée que jamais. Elle est devenue une alternative accessible : aujourd’hui, par rapport au XXème siècle, il est extrêmement facile pour un jeune Français de partir s’installer à Berlin ou à Tunis.

Certains de mes amis ont ainsi émigré en France après le Brexit ou l’élection de Donald Trump, car ils ont considéré comme « hostile » le changement d’écosystème.

Une réalité déjà établie à laquelle il faut s’adapter

En stigmatisant la situation des personnes réfugiées, il est une réalité plus importante, une profonde révolution sociétale, qui nous échappe. Une nouvelle forme d’organisation des sociétés humaines, où le déplacement n’est plus une exception, mais une éventualité pour chacun, partout.

Notre préoccupation chez SINGA, consiste à concevoir les outils qui permettront de s’adapter à cette nouvelle situation. Bien que notre problématique fondatrice ait été « l’inclusion des personnes réfugiées dans la société d’accueil par le biais de la création de liens personnels comme professionnels », nous constatons après environ sept ans de travail, que nos outils et nos méthodes sont applicables sur d’autres formes d’exclusions sociales : sexuelles, ethniques, professionnelles, etc.

Certes, le sujet des personnes réfugiées reste le cœur du travail de SINGA et d’autres associations du secteur, mais nous sommes persuadés que stigmatiser les personnes réfugiées, « misérabiliser » la situation des « migrants », contribue à retarder la réorganisation de nos sociétés et à les empêcher de s’adapter une nouvelle réalité déjà établie : une société de la mobilité composée d’individus en perpétuel mouvement. Il n’y a de réelle crise que celle générée par les interprétations politiques de ce réel.